CHAPITRE DIX-HUIT

« Nom de Dieu, Westerfeldt, mais qu'est-ce que c'est que ce bordel que vous m'avez foutu ? »

Wallace Canning était penché sur son bureau, les mains appuyées sur son buvard comme s'il allait sauter à la gorge de son visiteur; il avait le visage congestionné de fureur et ses yeux lançaient des éclairs, mais le colonel Bryan Westerfeldt ne broncha pas.

« Je n'ai rien fait », répondit-il. Il parlait d'un ton mesuré, mais quelque chose dans sa voix – pas tout à fait un tremblement –indiquait qu'il était moins calme qu'il n'y paraissait.

« Eh bien, quelqu'un a fait une grosse connerie ! cracha Canning. Espèce de pauvre... »

Il referma brusquement la bouche, se reprit avec effort et se contraignit à se rasseoir. Westerfeldt voulut parler, mais un geste tranchant de la main le fit taire, et Canning ferma les yeux. II prit une profonde inspiration, les muscles frémissant de tension, et se mit à réfléchir.

Dieu merci, l'amiral était reparti pour la République avant que ce fiasco n'éclate ! Il ravala le ricanement amer, à demi hystérique, que suscitait en lui le choix du terme et rouvrit les yeux. Tout ce travail minutieux, le plan de couverture du labo, les faux documents, tout ça pour rien ! Pire que rien, même : l'API ne les lâcherait plus, maintenant que les « criminels » avaient assassiné près de soixante de ses agents de terrain ! Et si elle ne découvrait pas la fausse piste qu'elle aurait dû trouver, alors...

« Très bien, grinça-t-il d'un ton plus modéré. J'attends. Que s'est-il passé et comment?

  J'ai transmis l'avertissement initial à Summervale, exactement comme prévu, dit Westerfeldt avec circonspection. Comme vous le savez, il fallait le prévenir puisqu'il était au courant de notre contact à l'API; sinon, Isvarian et le commissaire auraient sûrement eu la puce à l'oreille lors de l'interrogatoire de ses gars après leur descente, en s'apercevant que l'"Organisation" n'avait même pas cherché à sauver leur base, et...

  Je sais pourquoi nous avions décidé de le prévenir, merci, coupa froidement Canning. Mais je sais aussi que vous n'aviez pas à lui dire que l'assaut était imminent. Merde, colonel, ils devaient se faire prendre !

  C'est justement ce que j'essaye de vous expliquer, monsieur, reprit Westerfeldt presque avec désespoir. Je ne les ai pas prévenus de l'assaut! Je ne leur en ai pas dit un seul mot !

  Quoi ? » Canning renversa brusquement son fauteuil et posa un regard noir sur son subordonné. « Alors, comment ont-ils su ?

  Ce n'est qu'une hypothèse, monsieur, mais Summervale s'estimait responsable de la sécurité; à mon avis, il devait avoir ses propres informateurs comme deuxième source de renseignements, et ce sont eux qui lui ont appris l'attaque d'Isvarian, parce que ce n'est pas moi, en tout cas !

  Mais pourquoi faire sauter le labo ? s'exclama Canning d'une voix moins furieuse et presque geignarde. Nous ne lui avons jamais dit de faire ça!

  Là... c'est peut-être ma faute, monsieur, avoua Westerfeldt d'un air pitoyable. Il m'a demandé que faire de l'équipement et je ne lui ai pas donné d'ordre précis. » Canning le regarda d'un œil mauvais et la colère de Westerfeldt s'embrasa soudain.

« Sacré nom de Dieu, je pensais qu'il allait simplement foutre le camp ! C'était normal, non? Je ne savais pas qu'il était complètement cinglé ! Ce sont les gens de l'ambassadeur Gowan qui l'ont recruté sur Manticore; s'ils savaient qu'il était aussi tête brûlée, jamais ils n'auraient dû l'approcher, même s'il avait la meilleure carte de visite du monde, ou la plus gênante politiquement parlant !

  D'accord, d'accord ! » Canning fit un geste à la fois d'exaspération et d'apaisement et se mordit la lèvre. « Ce qui est fait est fait, et au moins ces salauds de Manticoriens l'ont descendu pour nous. Mais vous deviez bien être au courant de la présence de quelques fusils dans le secteur, colonel ?

  Je vous jure que non, monsieur. » Le visage de Westerfeldt était un masque rigide. « Pour autant que je sache, tous les fusils que nous avons livrés sont toujours dans leur cachette, dans les cavernes du chamane; d'ailleurs, j'ai ordonné qu'on les recompte au site un dès que ce bordel a éclaté. L'inventaire n'est pas encore fini, mais jusque-là les chiffres collent parfaitement. Je pense que ces fusils ne venaient pas de chez nous, monsieur.

  Ah, merde ! marmonna Canning en se passant les mains dans les cheveux, le regard fixé sur le buvard.

  Ils ont dû être fabriqués par les Échassieux, poursuivit Westerfeldt plus posément. Le chamane en distribue pour les séances d'exercice; nous les récupérons après, mais peut-être qu'un de ces fichus aborigènes en a rapporté l'idée chez lui. S'il faut leur fournir des armes qui aient l'air manufacturées par les indigènes, il faut qu'ils soient réellement capables de les fabriquer, après tout; le hic, c'est que personne n'a jamais imaginé qu'ils trouveraient le moyen de produire aussi de la poudre et de créer un atelier de leur côté.

  Alors ça, c'est merveilleux ! » gémit Canning. Il ferma les yeux, l'air douloureux, puis les rouvrit et empala Westerfeldt d'un regard furieux. « Même si vous n'avez pas donné l'ordre de faire sauter le labo, colonel, c'est vous qui êtes chargé des opérations sur le terrain. C'est votre merdier : à vous de le nettoyer !

  Mais comment? fit Westerfeldt d'un ton plaintif en s'avançant d'un pas vers le bureau.

  Je n'en sais rien. » Canning tapa doucement du poing sur le buvard pendant un moment, puis inspira profondément. tt Très bien. L'API a compris qu'il s'agissait d'une opération extraplanétaire, mais pas encore que nous en étions les auteurs. Et l'autre dingue n'a pas fait exploser les stations de relais électriques; par conséquent, quand ils suivront cette piste, elle indiquera toujours une opération d'origine manticorienne, d'accord? »

Westerfeldt hocha la tête sans répondre et Canning réfléchit. Il fallait signaler ce qui s'était passé, il le savait; mais alors, les huiles annuleraient probablement toute l'opération, et, s'il n'arrivait pas à faire porter le chapeau à Westerfeldt, l'amiral et l'ONI ne le rateraient pas. D'un autre côté, comme il venait de le dire au colonel, il n'existait encore pas de preuve directe rattachant Havre au massacre.

Très bien. Si Harrington et Matsuko ignoraient que Havre était derrière l'affaire, que savaient-elles qui pouvait lui nuire ? Les fusils. Elles étaient au courant pour ces saloperies de fusils et il y avait peu de chances qu'elles restent aveugles au danger potentiel qu'ils représentaient, ce qui signifiait qu'elles risquaient de dresser des plans pour parer à tout imprévu; mais si elles ne devinaient pas l'envergure du projet de Havre, leurs précautions seraient insuffisantes pour le contrecarrer.

Il serra les dents, parfaitement conscient qu'il se raccrochait à des fétus de paille; cependant, il n'avait pas mieux. S'il signalait le massacre en haut lieu et que l'opération soit annulée, sa carrière coulait avec elle. On le ramènerait à Havre par la peau du cou et on le fourrerait dans une unité de résidence prol, où on lui donnerait l'Allocation du minimum vital comme la racaille des assistés, pour faire un exemple de ce qui arrivait à ceux qui salopaient le travail, alors qu'il sortait d'une des familles aristocratiques de la Législature ! Tous ses amis, tous les parasites qui survivaient grâce à l'A/VIV, tout le monde serait au courant de son humiliation. On se moquerait de lui, on le raillerait, et il ne pourrait pas le supporter. Il ne le pourrait pas.

Pourtant, quelle alternative avait-il ? À moins que...

Il desserra les mâchoires et se redressa. S'il prévenait PONT et que l'opération soit annulée, il était foutu; s'il ne disait rien et que l'opération soit lancée à la date prévue mais échoue, il était encore foutu parce qu'il ne les aurait pas avertis ; mais si l'opération réussissait, il pouvait survivre. Sa famille était créancière d'assez de législateurs; elle pourrait accepter son gambit, voire applaudir ses nerfs d'acier et sa détermination à faire réussir l'opération malgré les handicaps...

Cela ne faisait qu'une chance sur trois, mais trente-trois pour cent valaient infiniment mieux que zéro, et c'était la seule qui lui offrît une possibilité de s'en tirer.

« D'accord, colonel, dit-il d'un ton froid. Voici ce que vous allez faire : d'abord, entrez en contact avec vos informateurs de l'API; si Harrington ne trouve pas toute seule la dérivation installée sur le collecteur d'énergie de Matsuko, je veux que quelqu'un soit là pour la lui coller sus le nez. Par ailleurs, je veux qu'on surveille les mouvements de la Flotte; s'ils commencent à envahir les enclaves ou si des fusiliers d'Harrington se déploient sur la planète, je veux être prévenu. Ensuite, dégagez du site principal ; je me fous de savoir comment vous vous y prenez, mais faites patienter le chamane encore trois semaines. Trois semaines, colonel ! Si Young n'est pas revenu à ce moment-là, nous lancerons l'opération sans lui. Compris ? »

Westerfeldt pencha la tête, les yeux étrécis et calculateurs, et Canning soutint son regard sans ciller. Il avait l'impression d'entendre les rouages tourner dans l'esprit du colonel, de suivre l'homme dans son cheminement le long de sa propre chaîne de logique. Enfin, Westerfeldt acquiesça lentement lorsque les chiffres eurent fini de s'additionner : si Canning s'en tirait, il s'en tirait; si Canning tombait, il tombait avec son supérieur.

« Oui, monsieur, dit le colonel d'un ton monocorde. Je comprends. Je comprends parfaitement, monsieur Canning. »

Et, avec un bref salut de la tête, il sortit du bureau.

« Votre billet, monsieur. » L'agent commercial silésien tendit la petite puce avec un sourire. La ligne de transport de marchandises qui l'employait offrait un nombre réduit de places pour des voyageurs à bord de ses cargos, mais c'était le premier embarquement à partir de Méduse que l'agent avait jamais dû réserver.

« Merci », répondit poliment l'homme qui ne ressemblait en rien à Denver Summervale (et qui avait les papiers pour prouver qu'il n'avait rien à voir avec lui). Il fourra la puce dans une de ses poches, se leva avec un hochement de tête courtois et quitta le bureau.

Il s'arrêta un instant à l'extérieur pour contempler le consulat de Havre et un sourire flotta sur ses lèvres. Les pièces du puzzle avaient commencé à s'assembler lorsqu'un de ses contacts locaux s'était présenté à sa cachette pour lui signaler avoir vu le « patron » sortir précipitamment de l'enclave havrienne et se diriger vers l'intérieur. Cela avait suffi à lui faire comprendre que lui-même et tout le personnel du labo avaient été piégés par leurs vrais employeurs — et pourquoi.

Il avait été tenté de réagir sur-le-champ, mais il avait préféré réfléchir froidement. Après tout, s'il s'en était tiré, c'était parce que lui-même avait piégé le pilote de l'aérocar en le faisant appuyer sur le bouton. Et puis ce que manigançait Havre était peut-être — sûrement, même — plus dérangeant pour l'API et la Flotte que ce que représentait le labo. Si le « patron » menait finalement son opération à bien, cela vaudrait à Summervale un pardon, même donné à contrecœur; s'il coulait, ceux-là mêmes que Summervale méprisait de tout son cœur le puniraient pour sa trahison.

Avec un sourire renouvelé, il se mit en route d'un pas vif vers la navette.




«Je suis désolé, capitaine McKeon, dit Rafael Cardones, mais nous faisons aussi vite que nous pouvons. Il n'y a pas de charge sur le relais pour l'instant et, à la dernière étape, nous étions sur un récepteur omnidirectionnel. Nous cherchons sur toutes les lignes de visée possibles mais, sans courant d'énergie à suivre, nous sommes obligés de travailler à vue. Ça va sûrement prendre du temps, monsieur.

  Compris. » Alistair McKeon hocha la tête et tapota l'épaule du jeune officier avec une gentillesse distraite. « Je sais que vous faites de votre mieux, Rafe. Prévenez-moi dès que vous aurez quelque chose.

  À vos ordres, capitaine. » Cardones se retourna vers son poste et McKeon se dirigea vers le fauteuil de commandement; il s'y installa et regarda d'un air amer la porte close de la salle de briefing du commandant. Les résultats désastreux de l'attaque contre le labo l'avaient profondément bouleversé et le bâtiment baignait dans une atmosphère d'abattement qui ne disait pas son nom. Il savait que le commandant se rendait responsable des conséquences du raid; elle avait tort. Ce n'était pas sa faute, ni celle de personne à bord de l'Intrépide, mais l'équipage tout entier semblait partager un sentiment de culpabilité quant à la catastrophe, d'autant plus douloureux qu'il succédait à l'impression unanime de faire du bon travail.

Cependant, sous la culpabilité et l'abattement, il y avait autre chose : de la colère. Une haine bouillonnante contre celui qui avait placé les charges dans l'intention de tuer. McKeon la sentait palpiter autour de lui, crocs dénudés, terrifiante, et elle battait au fond de lui aussi. Pour la première fois depuis qu'Harrington avait pris le commandement, il faisait réellement partie de l'équipage, il n'en était plus retranché par sa rancœur et son désespoir intime, et l'envie de mordre et de détruire courait dans ses veines.

Il croisa les mains sur ses genoux, puis leva le visage en entendant le carillon de la section com. Il tourna la tête et ses yeux s'étrécirent en voyant Webster se raidir puis se mettre à enfoncer des touches. Il s'était déplacé sur le côté droit du panneau, dans la partie des canaux protégés, et la façon dont il bougeait les mains déclencha un signal d'alarme dans le cerveau de McKeon.

Il quitta le fauteuil de commandement et vint se placer derrière l'officier des communications à l'instant où Webster branchait un bloc-messages sur son terminal et téléchargeait la missive en clair. Le lieutenant fit pivoter son siège et s'apprêtait à se lever lorsqu'il vit le second.

« Qu'y a-t-il, Webster ? demanda vivement McKeon, inquiet de la pâleur et de l'expression tendue du jeune officier.

  Un message prioritaire, monsieur, du lieutenant Venizelos, du Centre de contrôle de Basilic. Il dit... » Le lieutenant s'interrompit soudain et tendit le bloc à McKeon, dont le visage se figea à la lecture de la communication laconique. Il releva les yeux et les planta dans ceux du lieutenant.

« Personne ne doit en entendre parler jusqu'à nouvel ordre du commandant ou de moi-même, Webster, fit-il à voix basse. C'est clair ?

  Oui, monsieur », répondit Webster sur le même ton.

Le second hocha la tête et, faisant demi-tour, se dirigea vers la sortie de la passerelle à pas pressés. « À vous le quart, monsieur Webster », lança-t-il par-dessus son épaule avant de frapper sèchement à la porte de la salle de briefing. Le panneau s'ouvrit en sifflant et il entra.

Honor finit de lire le message et reposa doucement le bloc sur la table. Son visage était pâle mais composé; seuls ses yeux exprimaient l'extrême tension qui l'habitait quand elle les leva vers McKeon; le second s'agita nerveusement.

« Eh bien », dit-elle enfin en jetant un coup d'œil au chronomètre. Il avait fallu dix heures au message pour leur parvenir; le courrier d'Hauptman arriverait dans les vingt suivantes.

« Oui, commandant. C'est vous qu'il vient voir personnellement, fit McKeon à mi-voix.

  D'où vous vient cette certitude, monsieur McKeon ?

  Commandant, sur un courrier de la Couronne, il ne peut pas y avoir d'autre raison. C'est une affirmation manifeste, la preuve de son poids politique. S'il venait simplement faire une tournée d'inspection de ses agents, il aurait pris un de ses bâtiments; et il n'est pas là pour voir dame Estelle non plus : il a déjà dû tirer toutes les ficelles sur Manticore et, s'il n'a pas réussi à faire bouger la comtesse Marisa, il sait pertinemment que dame Estelle ne bougera pas non plus. Ça ne laisse que vous, commandant. »

Honor hocha lentement la tête. Il y avait d'énormes lacunes dans le raisonnement de McKeon, mais il avait raison; elle en avait l'intuition, et elle percevait une inquiétude non feinte dans ses yeux et dans sa voix; de l'inquiétude non pas pour lui-même, songea-t-elle, mais pour son navire et peut-être, peut-être, pour son commandant.

« Très bien, capitaine, dit-elle. Il est possible que vous vous trompiez, bien que je ne le pense pas. Mais, dans un cas comme dans l'autre, cela ne change rien à nos devoirs ni à nos priorités, n'est-ce pas ?

  Non, commandant, répondit McKeon entre haut et bas.

  Très bien », répéta Honor; elle parcourut des yeux la salle sans la voir pendant un moment, tout en essayant de réfléchir. « Je veux que vous mettiez tous vos efforts à travailler avec Rafe et l'équipe au sol de l'enseigne Tremaine ; trouvez-moi la source d'énergie du relais. Pendant ce temps, je vais appeler dame Estelle pour lui annoncer qui vient nous rendre visite.

  Bien, commandant.

  Parfait. » Honor se massa les tempes et perçut la tension de Nimitz couché sur le dossier de son fauteuil. Elle se donnait des airs sereins et confiants, se dit-elle, des airs de commandant consciencieux seulement préoccupé de son devoir, alors que son estomac se tordait sous l'effet d'une émotion beaucoup trop proche de la peur et que son esprit pataugeait dans l'incertitude. Mais elle n'avait pas le choix : elle ne savait faire que son devoir; pourtant, aujourd'hui, pour la première fois de sa carrière, endosser le poids rassurant de la responsabilité ne suffisait plus. Ce n'était pas assez.

« Parfait », répéta-t-elle en baissant les mains. Elle observa une seconde le bout de ses doigts, puis leva les yeux vers McKeon, et le second lui trouva l'air plus jeune – et beaucoup plus vulnérable – que jamais. Une vaguelette familière de rancœur se souleva en lui comme un réflexe mental involontaire mais, en même temps, surgit une autre impulsion, plus puissante.

« On va régler ça, commandant », s'entendit-il dire, et il lut de la surprise au fond des yeux d'Honor. Il aurait voulu ajouter autre chose, mais c'était encore au-delà de ses forces.

« Merci, capitaine. » Elle inspira profondément et il vit son visage se transformer. Le commandant était revenu, plaqué sur ses traits anguleux comme un bouclier; elle carra les épaules.

« En attendant, reprit-elle d'un ton plus vif, je vais demander à dame Estelle si elle peut nous envoyer Barney Isvarian. Je voudrais discuter avec lui et Papadapolous de ces nouvelles armes médusiennes.

  Oui, commandant. » McKeon recula d'un pas, se mit un instant au garde-à-vous puis pivota. La porte se referma derrière lui en sifflant.

« C'est là-bas, monsieur Tremaine. Vous voyez ? »

Le soldat de l'API s'écarta de l'oculaire des jumelles électroniques installées sur le toit du relais, sur la lèvre du cratère qui abritait autrefois un laboratoire de fabrication de drogue. Il avait fallu des heures pour suivre le câble souterrain depuis le transmetteur, dans la plaine, jusqu'ici, et c'est alors que les vraies difficultés avaient commencé, car le récepteur n'avait pas de liaison directe avec l'orbite et il était omnidirectionnel; on ignorait entièrement où se trouvait son relais. Mais, les yeux collés aux jumelles, Tremaine distinguait à présent l'arc révélateur d'un disque parabolique et son visage se durcit. L'objet était situé sur une crête beaucoup plus élevée que la leur, à près de vingt kilomètres de là, pourtant son arrondi impeccable ne pouvait être dû à une formation naturelle, même si on l'avait peint pour le fondre aux rochers environnants.

« Je pense que vous avez raison, Chris. » Il examina la bague de relèvement de l'oculaire des jumelles, puis leva son bracelet com à ses lèvres. « Hiro ?

  Oui, commandant. » La voix de Yammata tombait de la pinasse qui flottait au-dessus d'eux.

« Je crois que Rodgers l'a repéré. Jetez un coup d'œil la crête, là-bas, au nord, situation... (il regarda de nouveau la bague) zéro-un-huit depuis le relais.

  Une seconde, commandant. » La pinasse se déplaça légèrement et Yammata revint au com presque aussitôt. « Dites à Chris qu'il a de bons yeux, commandant. C'est bien ça, pas de problème.

  Parfait. » Tremaine adressa un petit signe d'approbation au soldat de l'API, puis leva les yeux vers la pinasse. « Demandez à Ruth de nous récupérer et allons-y.

  À vos ordres, commandant. C'est parti. »

« Le major Papadapolous, commandant », annonça McKeon en s'écartant pour laisser entrer le capitaine Nikos Papadapolous du Corps royal des fusiliers marins de Manticore dans la salle de briefing d'Honor.

Il ne pouvait y avoir qu'un seul « commandant » à bord d'un bâtiment de guerre, où la moindre incertitude sur celui dont on parlait pendant une opération cruciale pouvait être fatale; aussi Papadapolous bénéficiait-il d'une promotion de courtoisie pour éviter cette confusion. Et il portait son nouveau grade sur toute sa personne, malgré ses insignes de commandant, fier comme un engagé sur une affiche de recrutement, lorsqu'il s'arrêta à l'entrée de la salle. Barney Isvarian était un vrai major, lui, mais il avait l'air beaucoup moins faraud; pour tout dire, il avait tout du cadavre ambulant. Il n'avait pas fermé l'œil au cours des vingt-neuf heures qui s'étaient écoulées depuis que soixante et un de ses meilleurs amis s'étaient fait tuer ou blesser, et Honor était tout à fait certaine qu'il n'avait pas non plus changé de vêtements.

Papadapolous jeta un coup d'œil au major de l'API et se mit au garde-à-vous, mais il y avait une lueur dubitative dans son regard. Le fusilier avait le teint sombre malgré ses cheveux châtain roux, des yeux vifs, et l'assurance et la souplesse que lui conféraient l'exigence des programmes d'entraînement physique du CFMM confinaient chez lui à l'arrogance. Il n'était sans doute que cuir et acier, et aussi dangereux qu'un maxikodiak, comme disait l'affiche, songea Honor avec ironie, pourtant il avait l'air d'une recrue fraîchement débarquée à côté d'un Isvarian sale et fatigué mais aguerri sur le terrain.

« Vous m'avez fait demander, commandant ? fit-il.

  En effet. Prenez place, major. » Honor indiqua un fauteuil vacant et Papadapolous s'y assit d'un mouvement impeccable en regardant alternativement ses supérieurs d'un œil alerte.

« Avez-vous lu le rapport que je vous ai fait parvenir ? s'enquit Honor, et il acquiesça. Bien. J'ai prié le major Isvarian ici présent de vous fournir tous les détails complémentaires dont vous avez besoin.

  Besoin pour quoi, capitaine ? fit Papadapolous lorsque Honor se tut.

  Pour mettre au point un plan d'intervention, major, dans le cas d'une attaque des enclaves du delta par des Médusiens munis d'armes comme celle-ci.

  Ah ? » Papadapolous fronça les sourcils un moment, puis haussa les épaules. « Je m'y attellerai, commandant, mais je ne vois pas où est le problème. »

Son sourire s'effaça devant le regard impassible que lui adressa Honor. Il jeta un coup d'œil oblique à Isvarian et se raidit soudain, car le major de l'API, lui, n'était pas impavide; ses yeux injectés de sang étaient fixés sur le fusilier avec une expression trop proche du mépris pour le bien-être de Papadapolous, qui se retourna vers Honor en quête de soutien.

« Je regrette, mais je ne puis partager votre confiance, major, fit-elle d'un ton calme. Je pense que la menace risque d'être plus grave que vous ne le croyez.

- Commandant, répondit sèchement Papadapolous, j'ai quatre-vingt-treize fusiliers sous mes ordres dans ce bâtiment; je dispose d'armures de combat pour une section entière – trente-cinq hommes et femmes –, plus des fusils pulseurs et des armes lourdes pour le reste de la compagnie. Nous pouvons régler son compte à n'importe quelle bande d'échassieux armés de fusils à pierre. » II se tut, les mâchoires crispées, puis ajouta « commandant », comme s'il venait d'y penser.

Mon cul. » Les deux mots prononcés sur un ton froid ne venaient pas d'Honor mais de Barney Isvarian, et Papadapolous rougit en adressant un regard noir à son aîné.

« Je vous demande pardon ? fit-il d'une voix polaire.

  J'ai dit "mon cul", répliqua Isvarian, tout aussi glacial. Vous allez vous pointer en bas avec votre bel uniforme tout propre et vous allez foutre une branlée terrible à tous les Médusiens qui vous tomberont entre les pattes; mais pendant ce temps-là, les nomades boufferont les autres extraplanétaires pour leur petit-déjeuner, nom de Dieu! »

Le visage de Papadapolous devint aussi blanc qu'il avait été rouge. Il faut dire à sa décharge qu'une moitié de sa colère provenait de l'emploi d'un tel langage en présence de son officier supérieur – mais une moitié seulement, et il posa un regard méprisant sur l'uniforme froissé et le visage hagard et mal rasé d'Isvarian.

  Major, mes gars sont des fusiliers ! Si vous avez la moindre notion de ce qu'est un fusilier, vous savez que, quand on nous donne un boulot, nous le faisons ! »

La voix hachée, il ne faisait aucun effort pour cacher son dédain, et Honor s'apprêta à lever la main pour calmer la discussion. Mais Isvarian se dressa d'un bond avant qu'elle puisse achever son geste et elle laissa retomber sa main tandis que le major se penchait vers Papadapolous.

«Je vais vous en parler, moi, des fusiliers, mon petit bonhomme ! cracha Isvarian. Je sais tout sur eux, croyez-moi ! Je sais que vous êtes courageux, loyaux, francs et dignes de confiance. » La dérision amère qui dégoulinait de sa voix aurait décapé la peinture des cloisons. « Je sais que vous pouvez dégommer un maxikodiak à deux kilomètres avec un fusil pulseur; je sais que vous pouvez viser un moucheron dans une nuée de mouches avec un flingue à plasma et que vous êtes capables d'étrangler un hexapuma à mains nues. Je sais même que vos armures de combat vous donnent la force de dix hommes parce que votre cœur est pur ! Mais il ne s'agit pas d'une opération d'arraisonnement, "major" Papadapolous, ni d'une manœuvre d'exercice; c'est pour de vrai, et vos gars n'ont pas la moindre idée du merdier dans lequel ils vont mettre les pieds ! »

Papadapolous prit une inspiration rageuse, mais cette fois Honor leva la main jusqu'au bout avant qu'il puisse s'exprimer.

  Major Papadapolous... » Le calme soprano de sa voix fit pivoter l'homme et elle eut un petit sourire. « Peut-être ignorez-vous qu'avant de travailler pour l'API le major Isvarian était fusilier. » Papadapolous sursauta et le sourire d'Honor se renforça. « Pour ne rien vous cacher, il a servi presque quinze ans dans le Corps et a terminé sergent-chef des cadres du détachement des fusiliers de l'île de Saganami. »

Papadapolous regarda à nouveau Isvarian et ravala la réplique cinglante qu'il s'apprêtait à lui assener. Les fusiliers de Saganami étaient choisis pour former l'élite du Corps. Ils composaient les détachements d'exercice et de sécurité de l'Académie de la Flotte, ils servaient à la fois d'exemple et de défi pour l'enseigne qui aspirait à commander un jour à des fusiliers, et ils étaient là parce qu'ils étaient les meilleurs. Les tout meilleurs.

« Major, dit-il à mi-voix, je... je m'excuse. » Il croisa le regard fatigué de son aîné et le soutint; le soldat de l'API se laissa retomber dans son fauteuil.

« Ah, bah! » Isvarian agita la main d'un geste vague. « Ce n'est pas votre faute, major. Et puis je n'aurais pas dû m'énerver comme ça. » Il se frotta le front et cligna des yeux d'un air las. « Mais ça n'empêche pas que vous n'avez aucune idée de ce qui vous attend.

  Peut-être, en effet, major. » Papadapolous avait pris un ton plus mesuré, maintenant qu'il avait perçu l'épuisement et le chagrin sous l'agressivité du fusilier de l'API. « Vous avez raison; j'ai parlé sans réfléchir. Si vous avez des conseils à me donner, je vous en serais très reconnaissant, major.

  Bon, d'accord. » Isvarian eut un sourire torve. « Le problème, c'est que nous n'avons aucune idée du nombre de ces fusils en circulation ni de ce que les nomades ont l'intention d'en faire. Mais n'oubliez pas ce que je vais vous dire, major Papadapolous : nous avons fixé une crosse standard sur ce truc et nous l'avons testé; le recul est effrayant, mais Sharon Koenig ne s'était pas trompée : sa portée efficace se situe bel et bien à plus de deux cents mètres. Le cran de mire n'est pas terrible, mais à cette distance ça vous tue un homme sans armure du premier coup. »

Il s'adossa dans son fauteuil et inspira profondément.

  L'ennui, dans cette affaire, c'est que vos gars peuvent sûrement régler leur compte à tous les Médusiens qu'ils verront mais qu'ils ne les verront que si l'ennemi veut bien se montrer, surtout dans l'arrière-pays. Un nomade médusien serait capable de traverser une table de billard sous votre nez sans que vous le repériez. Quant à vos armures de combat, elles vous protégeront peut-être, vous, mais pas les civils.

  Oui, major, répondit Papadapolous encore plus bas. Mais un soulèvement de masse est-il réellement vraisemblable ?

  Nous n'en savons rien. Franchement, j'en doute, mais je n'ai aucune certitude. Si ça se cantonne à une suite d'incidents mineurs, mes gars peuvent sans doute s'en charger, mais quelqu'un s'est amusé à livrer aux nomades de la mekoha par camions aériens entiers et à leur apprendre à fabriquer des fusils; à partir de là, on ne peut écarter la possibilité d'un incident grave. Si c'est une des cités-États du delta qui se fait attaquer, elle devrait au moins pouvoir se protéger derrière ses murailles en attendant qu'on arrive; mais si c'est une des enclaves extraplanétaires... » Isvarian eut un haussement d'épaules fatigué. « La plupart sont sans défense, major Papadapolous, et elles ne s'en rendent pas compte. Leurs responsables de la sécurité n'ont même pas repoussé la mousse aux abords pour établir des périmètres d'exclusion ou de contre-attaque; et puis (il sourit à nouveau, d'un sourire douloureusement las mais sincère) ce ne sont pas des soudards comme nous.

  Je comprends, major. » Papadapolous lui rendit son sourire, puis regarda Honor. « Commandant, je regrette d'avoir eu l'air trop sûr de moi. Avec votre permission, j'aimerais emmener le major Isvarian à la section des fusiliers pour m'entretenir avec lui, mes commandants de section et l'adjudant Jenkins, après quoi j'essaierai de vous présenter un plan d'intervention bien pensé, pour changer.

  Cela me paraît raisonnable, major, fit Honor d'un ton calme, puis elle jeta un coup d'œil à Isvarian. D'un autre côté, il serait peut-être encore plus judicieux de donner à manger au major Isvarian et de l'enfermer dans sa cabine, qu'il dorme quelques heures avant votre entretien.

  Ça, c'est une très bonne idée, commandant ! » Isvarian parlait d'une voix bredouillante et il présentait une gîte considérable en se levant lourdement de son fauteuil. « Mais, si ça ne dérange pas le major Papadapolous, je voudrais d'abord prendre une douche.

  On peut, major », répondit promptement Papadapolous en reprenant la devise des fusiliers, et Honor sourit en le regardant escorter un Isvarian titubant dans le couloir.




Mission Basilic
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